Qu’est-ce que l’aplomb ?
Profitant de l’immensité de mes loisirs, je me suis fait apporter dans ma chambre tous les dictionnaires disponibles sur cette île d’ Hispañola.
Et puisque l’état de mes jambes m’interdit le plus souvent de quitter ce palais, je me promène de page en page telle une vieille et grosse abeille qui s’acharne à butiner sans plus guère de goût pour les fleurs ni d’ailleurs d’odorat. Et, de temps en temps, un mot m’arrache à cette fatigue de vivre que Dieu, dans Sa bienveillance, a inventée pour rendre moins cruelle, voire tout à fait désirée, l’approche de la mort.
L’aplomb. Qu’en disent mes chers dictionnaires ?
« La verticalité d’une ligne telle que l’indique le fil a plomb. Au figuré, l’assurance d’une personne, la certitude qu’il a de son destin, donc de son droit. »
De ma vie, ce long chemin qui s’achève, où j’aurai croisé, pour le pire ou le meilleur, une foule de congénères de toutes les races, de tous sexes et conditions, je n’ai jamais rencontré quelqu’un doué d’un aussi grand aplomb que mon frère.
Une petite histoire me revient, qui n’est pas sans conséquence sur la grande Histoire de la Découverte qui commence à Florence, un jour de 1473. Elle illustre l’aplomb comme peu d’autres. Tout doux, Las Casas, tout doux. Calmez votre impatience ! Les histoires sont de même nature que les fleuves ou les êtres humains : pour en connaître l’origine, il faut prendre le temps d’en remonter le cours. Les impatients, ceux qui ne font pas ce voyage vers l’amont, ne comprendront jamais, jamais la nature jumelle des récits et de l’eau qui coule. Un chanoine portugais nommé Fernão Martins y fait la rencontre d’un personnage aussi considérable dans le savoir que discret dans les manières. Paolo del Pozzo Toscanelli partage son temps entre trois activités : la médecine, qui paie mal ; le commerce des épices, qui paie mieux ; et la cosmographie, qui ne paie rien mais explique tout par le jeu des étoiles.
Cet homme, sédentaire par force, avait le regret des voyages. C’est donc avec bonheur qu’il discuta avec Martins dont le pays était celui des navigateurs. Toscanelli lui dit sa conviction : les Portugais avaient tort de ne s’intéresser qu’à l’est. En partant par l’ouest, ils atteindraient l’Inde plus vite et plus commodément, au lieu de devoir longer cette interminable Afrique. Il montra des cartes et des calculs. Martins repartit troublé. Informa le prince Jean, en charge des explorations et futur Roi. Lequel demanda un rapport au Florentin. Toscanelli répondit le 25 juin 1474 :
Voici une carte dessinée de mes propres mains, grâce à laquelle vous pouvez entreprendre le voyage vers l’ouest, indiquant les lieux que vous devez atteindre et à quelle distance du pôle et de la ligne équinoxiale vous devez tourner, et combien de lieues vous aurez à faire pour atteindre ces régions, les plus fertiles en toutes sortes d’épices, de joyaux et de pierres précieuses ; ne croyez point merveilleux que j’appelle Ouest la terre des épices, alors qu’on prétend généralement que les épices viennent de l’Est, car tous ceux qui navigueront vers l’ouest dans l’hémisphère le plus bas trouveront toujours lesdits chemins vers l’ouest, et tous ceux qui navigueront vers l’est par voie de terre dans l’hémisphère le plus haut trouveront toujours la même terre à l’est.
La lettre florentine fut noyée dans les rapports des notaires. Ils rapportaient des côtes africaines tant de merveilles certaines : pourquoi s’intéresser à de nouvelles routes, si aléatoires, pour gagner l’Inde ? Le Roi haussa les épaules. Et quand un document n’intéressait pas le Roi, on ne prenait pas même le soin de le classer. Il disparaissait dans le gouffre sans fond du dédain royal. Où il cessait aussitôt d’exister.
C’est pourtant là, dans quelque réduit poussiéreux, que, quatre ans plus tard, le Conservateur Principal, guidé par sa mémoire surhumaine, sans doute équipée de rayonnages, fréquemment remarquée chez les membres de cette corporation, vint le chercher pour le remettre à celui qui était devenu son ami, Christophe.
Ne craignez-rien, Las Casas. En dépit de ma vieillesse, j’ai gardé toute ma tête. Hélas. Il me semble que divaguer vraiment m’aurait libéré de mes fantômes. Contrairement à ce que vous croyez, je n’ai pas perdu le fil. Revoici l’aplomb.
Car sitôt lue et relue la lettre du Florentin, Christophe décida de lui écrire malgré les protestations du Conservateur. Celles-ci n’étaient pas dépourvues de logique : la lettre d’un étranger dédaignée par le Roi du Portugal est par ce seul fait privée du droit à l’existence. Si l’auteur de la lettre qui n’existe plus reçoit une missive lui demandant des précisions sur cette non-lettre, la preuve est fournie, implacable, qu’elle existe encore. De cette contradiction, des conséquences dommageables peuvent naître pour le malheureux Conservateur.
Mon frère n’eut cure de ces craintes. Selon son habitude, il ne considérait pas les ruines, humaines ou matérielles, qu’il laissait derrière lui. Seul importait d’avancer vers son but.
N’ayant pas eu le loisir de me rendre à Florence, je n’ai pu retrouver la lettre de mon frère.
Mais j’ai consulté la réponse de Toscanelli :
«J’observe ta grande et noble ambition d’aller vers les terres où poussent les épices.
En réponse à ta lettre, je t’envoie copie d’une autre lettre que j’avais, avant les guerres de Castille, écrite à un ami alors au service du très serein Roi du Portugal, lequel, de sa hauteur, souhaitait qu’on me questionne sur mes observations. Je t’envoie aussi par la présente une carte semblable à celle que j’avais dessinée pour cet ami, espérant qu’ainsi ta demande sera satisfaite. »
Sans vergogne ni scrupule – ô nouvel exemple d’aplomb ! –, Christophe écrivit derechef au Florentin.
Lequel répondit mais d’un ton plus sec, s’agaçant de ce nouveau dérangement :
« Je ne suis pas surpris que toi, qui es d’un grand courage, de même que la nation portugaise qui rassemble de nobles personnes toujours prêtes pour de grandes entreprises, sois plein de flamme à l’idée de ce voyage et désireux de le mener à bien. »
Il conclut en souhaitant bonne chance.
Éloge de l’aplomb.
Sans lui, et sans sa sœur, l’impudence, jamais mon frère n’aurait reçu confirmation écrite et cartographiée de nos lectures chiffrées de Marco Polo, Pierre d’Ailly et tant d’autres. Ptolémée avait vu l’Asie trop petite. Il fallait lui ajouter 30 degrés de longitude.
Par suite, la mer de l’Ouest s’en trouvait rétrécie d’autant.
Quelle information plus utile pouvions-nous recevoir ?